vendredi 5 juin 2020

Contre vents et marées - partie 1

Dans deux jours, c’est la fête des mères. Cela fera aussi très exactement deux ans que tu es morte. Je ne suis pas mère moi-même et je n'ai plus de mère à fêter. Le calendrier n'est pas toujours très heureux. Peut-être que poser tout ça ici, sur cette étagère des internets, me permettra de l’évacuer temporairement de mon for intérieur.

Depuis que tu es partie, je n’ai plus rien écrit. J’ai perdu le goût des mots, le goût de partager, celui d’être lue par des inconnu·e·s. J’ai voulu tout garder pour moi, te garder pour moi. Entre nous, on sait très bien que je n’aurais rien pu écrire d’autre que ce qui va suivre avant de remettre le pied à l’étrier.

L’équilibre s'est vu bouleversé. Personne n’a pris ta place, les rôles ont naturellement été redistribués, plus ou moins adroitement. Alors, oui, c’est encore bancal et il y a des jours où tous les trois, on ne sait pas vraiment comment faire. C’est parfois même un sacré bordel. Mais on s’en sort. Papa y est pour beaucoup malgré son infinie tristesse et ses incorrigibles démons.

Après toi, j’ai appris à recommencer, à lâcher du lest, à dire non. Mes choix sont solides, je les assume autant que possible. Tu aurais eu peur pour moi, à plusieurs reprises, mais tu m’aurais fait confiance. Ça n’a pas été facile tous les jours, tu sais, et j’aurais bien des fois aimé que tu sois encore là pour m’épauler. J'apprends à faire autrement et, doucement, j'érige mes nouveaux piliers.

Aujourd’hui plus encore je me souviens de ce 7 juin 2018. Alors dans le RER pour me rendre au bureau, je reçois un appel de Papa. Il s’efforce de sa voix la moins brisée de m’expliquer que tu es en train de mourir. Je retiens tout, maitrise mes mots et lui dis à tout à l’heure, avec toute la force qui me caractérise. J'éclate en lourds et silencieux sanglots, oubliant toute pudeur, prenant désormais conscience que l'espoir n'est plus une option. Ce poids dans ta poitrine a fini par irrévocablement t'envahir et t'arracher au monde.

La plupart des voyageurs détournent le regard, indifférents ou embarrassés. Je les comprends. Est-on jamais aussi seul que lorsque l'on fait face à la mort d'un proche ? Un homme désolé écarte plusieurs personnes pour me tendre un mouchoir. Le geste d'un anonyme, touché par des yeux rouges et une peine qu'il a peut-être reconnue. Il y aussi cette femme, assise juste à côté, et qui malgré elle a entendu les mots de Papa. Elle pose sa main sur la mienne : « Dites lui que vous l’aimez, c’est tout ce qui compte. » Si j'avais pu parler, je les aurais remerciés avec chaleur.

Je descends à la station Luxembourg. Il fait très beau. Je parcours alors ce chemin que je connais par coeur pour te rejoindre à Curie, là où tout a commencé et là où tout est sur le point de se terminer. Zombie, guidée par l’habitude, les joues noircies par ce malheureux mascara, je file dans les couloirs, les ascenseurs et enfin entre dans ta chambre.

Je n’ose tout de suite m’approcher. Ton visage est gonflé, jauni par la maladie. Je te reconnais à peine, et pourtant je t’ai vu la veille. Ta respiration est difficile, bruyante. Elle me glace. Elle effraiera davantage encore V., en qui je n’ai jamais vu autant de tristesse que ce jour-là, dans cette chambre blanche. Pendant des semaines, l'angoisse de ne garder que ce visage là de toi m'a hantée. Les mois passant, ton sourire est revenu, gommant le reste, le repoussant en arrière plan et le rendant difficilement accessible à ma mémoire.

Immobile sur ce lit, reliée à des tubes et des machines, tu n’es déjà presque plus là. Tu cherches encore ton air, par réflexe. Ces grands bouffées vont s’espacer au fil des heures. Je viens près de toi, je te parle, je te rassure, même s'il y a toutes les chances que tu ne m'entendes plus. Je te dis mille choses sans doute banales, je les répète, autant à toi qu’à moi-même. Pour nous convaincre que tout ira bien. Une heure s’écoule dans un silence grave, et puis ils arrivent tous les deux, accompagnés de M., puis de A.. Nos 4 épaules supplémentaires, indispensables. Nous te veillons chacun notre tour, tous les 5. J’incite V., choqué de voir sa maman dans cet état, à rester seul avec toi, à te dire au revoir, en tout intimité.

Le Docteur B. vient à notre rencontre pour nous expliquer l’inéluctable, l'inacceptable. Il est doux, il prend le temps, il est philosophe. C’est celui que tu appelais le "médecin de la douleur". Tu avais beaucoup de tendresse pour lui et j’ai la certitude qu’il en avait autant pour toi. Je comprends qu'il est en réalité chef du service palliatif. Le titre parle de lui-même mais toi seule le connaissais. Tu n’as rien dit, pour que ces longs mois nous soient à tous - sauf peut-être à toi - plus supportables.

Docteur B. a lâché cette phrase, que jamais je n’oublierai : « parfois, la vie s’impose à nous ».

Nous te veillons tous ensemble, en musique, jusqu’à ce que la vie s’impose à nous.

dimanche 18 mars 2018

L'odeur du blé noir

"T'as vu Roger ? Ce qu'elle ressemble à sa mère !"

J'ai entendu cette phrase une infinité de fois. Elle se glissait dans l'ombre de mes pas, derrière les cartes, les mains, les comptoirs. Englobant ces mots de mon ADN, voilà presque un an que j'en prenais chaque jour un peu plus la pleine mesure.

Ce 16 mars 2017, il faisait plutôt beau, c'était un jeudi, un jour violet. Alors que je venais d'apprendre à quel point la génétique pouvait me rapprocher d'elle, c'était évidemment là-bas que j'avais eu envie de me précipiter. Et ça m'avait frappée. Aussi loin que je me souvienne, à chaque grande nouvelle, chaque occasion à fêter, chaque coup dur, c'est là-bas que je me réfugiais. Pour les voir.

Le voir lui, tout menu dans son grand tablier blanc, son verre de menthe à l'eau posé sur le micro-ondes, riant ou râlant dès qu'un rien lui en donnait l'occasion. La voir elle, souriante, toujours, valsant entre les tables, une demi-douzaine d'assiettes en équilibre au bout des bras.

Et chaque fois, les entendre dire...

- Tiens, on ne pensait pas te voir aujourd'hui !
- Oui, c'est...

... C'est parce que "je passais dans le coin", parce que "j'avais faim", mais surtout parce que j'avais envie de retrouver l'odeur qui me collait aux racines. Cette même odeur rassurante de quand ils rentraient à la maison après leur service du samedi soir, quand on faisait semblant de dormir avec mon frère, juste pour qu'ils nous portent jusqu'à nos lits. Mon doudou, à moi, c'est l'odeur du blé noir qui rencontre la chaleur du billig.

Ce 16 mars, je me retrouvais là, au milieu des tables nues, délestées de leur nappes. Je passais derrière le bar dont je n'effleurais plus que le bois, libéré de tout ce qui l'avait habité. Je me retrouvais là, le cul sur le carrelage gelé. Après 24 ans d'une folle aventure, le petit chef qu'on entendait mais qu'on ne voyait pas larguait enfin sa toque. Il était temps, nous dira-t-il ; il en avait satisfait des bouches, il en avait comblé des ventres.

Ils n'étaient plus qu'à quelques jours de poser le point final de ce projet de fou furieux qui leur aura tenu un quart de siècle sur les épaules. Jamais je n’aurais eu le quart de leur courage, ou la moitié de leur inconscience quand ils avaient tous les deux décidé de monter leur commerce, deux enfants dans les pattes. Alors on avait organisé une grande fête avant de rendre les clefs de toute une vie professionnelle-mais-pas-que. On avait rendu les clefs de mon rassurant cocon breton de banlieue parisienne. On avait rendu les clefs, mais pas les souvenirs qu'on s'était remémoré tous ensemble, en famille, entre amis. Les bulles aidant, c'était probablement l'un des plus belles journées de leur vie, malgré le crabe qu'elle combattait et qu'elle combat encore, malgré le trait que l'on tire.

C'est ainsi que j'ai su que j'aurai toujours dans les cheveux l'odeur du blé noir.

vendredi 6 janvier 2017

Behind blue eyes

C’est un jour d’automne qui ressemble à tous les autres, battant un peu plus sa terrible routine contre le bitume sud-parisien. Il est tôt, c’est vrai, si tôt qu’il est à peine l’heure des pas pressés aux chaussures grises. Il pleut sur le quai exceptionnellement désert de Lozère ; c’est cette toute petite pluie fine s’abandonnant sur les bonnets aux fronts transpirants.

Le long des rails, les épaules rentrées, Colline file jusqu’au grand lampadaire du milieu. Malhabile, elle porte le poids de son corps engourdi sur la pointe de ses pieds déjà douloureux, encore gonflés de ses séances passées.  Elle délie sa nuque, basculant son menton à droite, puis à gauche. Elle creuse son dos noué, range ses mains aux ongles abimés. Elle a chaud, elle a froid, elle ne fait plus toujours la différence, mais non, ça va, promis. Ça, c’est ce qu’elle répond toujours.

Grognon, mal réveillé, le joliment dénommé IDIL ralentit à l’approche de la gare de Lozère et la foule se presse derrière la bande blanche. Il fait encore sombre mais Colline distingue à l'intérieur les mille visages des passagers aux regards ensommeillés, aux mains lâches ou agrippées. IDIL s’immobilise, ses portes s’ouvrent et relâchent silencieusement quelques étudiants cernés aux cheveux courts. Elle entre à son tour, ça bouscule un peu, elle ne s’y habitue pas vraiment. Elle se demande si on s’habitue un jour, d’ailleurs, à cette petite violence du quotidien. Se collant quelque part entre la porte opposée et une demi-douzaine de coudes et d’épaules anonymes, Colline fait glisser son sac le long de sa jambe gauche. Le casque vissé sur ses oreilles, elle garde les yeux mi-clos et frémit un peu quand les guitares lui caressent la peau alors que le train reprend le rail.

Ce qu’elle aime ici, c’est que personne ne la regarde vraiment. Ce qu’elle aime, oui, c’est que personne ne la remarque vraiment. Elle aime n’être personne, elle aime être comme eux. Elle aime les imiter, leur faire croire qu’elle se rend au bureau, avec sous le bras sa pochette pleine de papiers importants. Elle aime ressembler à cette femme qui se lève tôt pour aider à faire tourner le monde. Ici, personne n’essaye de deviner combien de séances elle a déjà subi. Personne ne se demande ce qu’il a bien pu arriver à ses sourcils, parce que quand même, c’est pas très joli. Personne ne cherche à savoir ce qu’elle cache sous son bonnet ni ce qui dépasse, là, au-dessus de son poumon gauche, ce truc, dissimulé sous son foulard, t’as vu, c’est bizarre, non ? 

Ici, elle n’est pas malade, elle n’est rien de spécial. Elle prend le train, et c’est bien tout ce qu’on lui demande.

La rame file dans la nuit qui s’échappe petit à petit. Les portes s’ouvrent et se referment sur des dizaines de voyageurs sans identité. A mesure que les stations défilent, elle sent les premiers rayons du soleil qui lui chauffent la nuque. Ceux-là, elle les chérit toujours.

Quand le train s’arrête à Antony, elle espère chaque fois qu’il sera là. Ce matin encore, elle baisse le son de sa musique comme si ce geste pouvait l’aider à scruter la foule et à accrocher son regard bleu. Mais, non, rien, il n’est pas là aujourd’hui. Bien sûr, elle est déçue, déçue comme jamais. Ce trajet est gâché, elle voudrait déjà être demain pour à nouveau provoquer la chance. Le train stationne à quai depuis plusieurs minutes et le wagon se gorge de passagers. Colline transpire, ses jambes se plient sous le poids des corps qui semblent vouloir traverser le sien. Un coude dans les côtes, une épaule contre sa bouche, les choses se compliquent. Elle ferme les yeux et elle patiente.

Elle se concentre sur les voix dans ses oreilles, sur le rythme de la batterie, sur le doux son des basses qui vibrent au fond de son ventre.

Les portes, les gens, la sonnerie, les portes.       
Les portes, d’autres gens, la sonnerie, les portes.            
Les portes, encore des gens, la sonnerie, les portes.

Jusqu’à Cité Universitaire.

Et puis, c’est trop.

Colline se faufile sous les barbes et les écharpes de ses compagnons de galère pour s’arracher de son IDIL. Les deux pieds sur le quai, elle reprend son souffle et traîne son corps épuisé jusqu’au premier siège venu. Ça lui gratte sous le bonnet, elle a si chaud. Elle se relève et retire sa veste, dénoue son foulard avec précipitation. Tant pis, si on les voit, ces marques rouges sur sa peau, tant pis. Il fait si chaud ici, vous ne trouvez pas ? Il fait si chaud ! Foutu bonnet !  De rage, elle en attrape le flan et s’avance malgré elle vers la bordure du quai, sa tête nue aux yeux du monde.

C’est alors que le train suivant entre en gare dans un silence tonitruant et frôle son nez. Campée là, confuse, agaçante, Colline reçoit les épaules dures et les regards impudiques de la foule contrariée qui envahit l’espace et d’un bloc se meut avec frénésie dans une seule et même direction.

La sonnerie de routine retentit lorsqu’un homme ordonne aux anonymes de retenir les portes. Il se glisse à l’extérieur du wagon, les yeux fixés sur elle. Les yeux bleus.

Il est là.

Il s’approche. Elle reconnaît son odeur. Cette odeur qu’elle a respirée pour la première fois il y a près d’un mois, dans une rame bondée, la tête plongée dans son cou par nécessité de disposer au mieux chaque parcelle des corps entassés. 

- Ce n’est pas là que vous descendez d’habitude.
- Non, je… j’avais chaud. Vous voyez.
- Je vois.
- Ce n’est pas là que vous descendez d’habitude, vous non plus.
- Non. Mais je vous ai vue, là, sur le quai. Je me suis dit que…
- Oui.
- Je peux ?

Sans un mot, comme entendu, il prend son bonnet, son foulard et sa pochette de papiers importants. Ignorant la foule qui se presse à nouveau, ils grimpent à bord d’un autre train. Debout, appuyée contre un strapontin, elle est là, le crâne nu, les joues rouges, la poitrine esseulée. Elle est là, dans ce train de banlieue qui la violente autant qui la relève. Elle est là, près de lui.

Elle se rend à sa 27e séance de radiothérapie. Mais tout ça n’est pas important, l’important, c’est quand il lui prend la main dans ce train qui file à travers ce long tunnel du fond de la Capitale, sur la ligne bleue.


vendredi 12 août 2016

L'emportée

Ce morceau m'a accompagnée dans l'écriture de ce texte. Si vous voulez qu'il accompagne aussi votre lecture, c'est par ici.

Elle regardait l'orage se former devant elle. L'immense baie vitrée du 30ème étage de cet hôtel insensé lui offrait un horizon à 360° sans équivalent, maigre consolation de ses horaires à l'envers et de ses talons douloureux. Les éclairs brûlaient le ciel sombre de Singapour cette nuit-là. Ça ressemblait à cette colère en elle, qui trouve de l'élan dans son petit corps. Ça ressemblait à cette boule d’électricité qu'elle façonnait malgré elle, à ces vents déments conduisant cette rage immobile qu'elle faisait taire.

Les derniers clients venaient de quitter le bar de travers, le pied brumeux et l’œil hésitant. Ou peut-être était-ce l'inverse. C'est au bar des hôtels et tard dans la nuit que se font et défont les discrets à-cotés de la vie professionnelle de ces grands pontes de rien du tout. Il était cette heure-là, celle où l'on ne sait plus dire s'il est tard ou bien tôt. C'est toujours ce moment-là qu'Emilie choisissait pour profiter du spectacle des cieux courroucés, cette heure extravagante où elle pouvait alors donner cours à toute sa déraison dans une course effrénée sur le tapis de la salle de sport de l'hôtel surplombant la ville. 

La foulée légère, elle enroulait dans ses doigts ses longs cheveux cuivrés, livrant alors sa nuque au vide aliénant qui l'habitait. C'est alors qu'elle frémit sous l'étreinte familière et délicate d'une petite main se posant sur sa taille. Elle savait qu'il viendrait ce soir. Elle ne savait pas que cette fois-ci, elle y croirait plus encore que la veille, plus encore que l'avant-veille. Plus encore que jamais.

Il lui arrivait parfois de se battre contre des fantômes, se mouvant dans le regard bleu d'un petit habitant du coin de la rue, se glissant dans une cheville potelée au bord de la piscine, s'enrobant d'une odeur asservissante sur un quai au hasard. Mais depuis son arrivée au bout du monde, 4 ans auparavant, jamais aucun fantôme n'avait serré sa taille avec cette tendresse d'enfant dont elle souhaitait plus que tout au monde qu'elle fut réelle rien qu'un instant.

Stoppant soudainement sa course, elle ferma ses paupières brisées. Si fort. Fort à s'en donner la migraine. Elle reconstruisait malgré elle le souvenir d'un visage tant caressé, détaillé, savouré. Elle coinça silencieusement la montée d'un sanglot dans sa poitrine, l'empêchant d'atteindre sa gorge qu'elle se refusait à libérer.

Consciente de sa folie, elle chassait douloureusement l'espoir qui lui égratignait l'âme ; l'étreinte se fit moins perceptible, plus réservée. Elle se représentait chacun de ces doigts qu'elle avait si souvent aimés, serrés, chéris. Si souvent et pendant si peu de temps. Un par un, elle les sentit quitter sa peau, ces doigts qu'elle avait fabriqués aux creux de son ventre. C'est alors que délicatement, pour ne pas le brusquer, l'une après l'autre, elle repoussait les images de cet enfant qu'elle n'aura plus.

Elle n'attendait personne ici, non. Ni ici, ni nulle part, d'ailleurs. Personne, jamais. Plus jamais personne.

- Et demain, il reviendra, murmura-t-elle tranquillement.

vendredi 8 juillet 2016

L'histoire de la vache et de la grenouille

Avant-propos : dans ce texte, le « je » n’est pas un « moi ». Mais c’est vrai que parfois il peut s'en approcher.

Oui, madame, c'est sûr, si j'avais vos fines épaules et vos hanches étroites, vous ne vous agaceriez pas que j'empiète sur votre espace. Pourtant, croyez-le bien, je fais de mon mieux avec le corps que j'ai. De mon mieux pour être la plus plume possible. De mon mieux. De mon mieux pour que personne d'autre que moi ne s'aperçoive de ma présence. Le ventre serré entre mes coudes, mes coudes serrés contre mon corps, mon corps serré contre la porte. Ne gêner personne, ne pas leur imposer mon corps, couvrir mon corps, ranger mon corps dans un coin. Me faire souris, me faire oublier. 

Oui, madame, croyez bien que je les connais, ces fesses hautes qui vous importunent, ces cuisses molles que vous détaillez, ces bourrelets qui m’étouffent. Croyez bien que je les connais, ces chevilles dodues, ces genoux disgracieux, ces mollets plus larges que votre taille. Croyez bien que je les connais, ces joues rondes qu’on agrippe, ce cou qui se double, ces paupières qui tombent. Je les connais par cœur. Je les ai évalués sous toutes les coutures, dans toutes les positions, dans de nombreux miroirs. Je les ai évalués toutes ces années, et toujours - ou presque toujours - les yeux rouges, à la fin.

Oui, madame, je vous dégoûte, avec mon gras, là. Je le sais, je le vois. Je ne vois que ça dans votre regard dur, dans vos gestes agacés, dans votre attitude déplacée. Il fait chaud ce jour-là, dans ce métro de la ligne 4. Pensez-vous donc qu’il m’est agréable de transpirer plus vite et plus généreusement que vous ? Pensez-vous qu’il m’est agréable de sentir mon corps rougir, mon visage se liquéfier, mon dos ruisseler alors que vous restez intacte sous votre mascara ? Pensez-vous qu’il m’est agréable de voir mes cuisses s’irriter sous le frottement causé par mes simples pas ? Pensez-vous qu’il m’est agréable de choisir de ne pas m'asseoir sur un siège parce que mon large fessier n’y tiendrait peut-être pas tout entier sans frôler votre jambe et attiser votre feu ? Puis ne faire que susciter la honte de me tenir là, grasse et dérangeante, épaisse et encombrante. 

Vous ne pensez pas tout ça, non. Voilà qui ne vous effleure pas même une seule seconde, et certainement avez-vous d’autres soucis, vos soucis, de plus lourds peut-être. Ce que vous pensez, c'est qu’à cet instant ma présence ici vous incommode, mon corps mal ajusté vous agresse, ma sueur vous écœure, mes hanches vous bousculent. Vous semblez me subir, mais c'est moi qui subis, moi et moi seule. Vous pensez que « ces gens-là », les gens comme moi, n’ont pas une miette de volonté. Vous pensez que je devrais faire du sport, ou plus de sport. Vous pensez que je devrais manger moins, manger mieux, manger des légumes, arrêter le sucre, Vous pensez que c'est simple et que quand on veut on peut. Vous pensez que je devrais m’habiller de vêtements amples, de vêtements sombres. Vous pensez que je suis faible, que je suis lâche, que je me laisse aller, que je ne me respecte pas et que je ne vous respecte pas en m’imposant à vous. 

Vous ne savez pas à quel point je suis solide, tellement plus solide que vous, madame. 

Et la prochaine fois - de grâce ! – pensez à dissimuler l’écran de votre téléphone lorsque vous écrirez à votre ami qu'une « grosse vache prend toute la place en plus ».

Sachez que parfois, la vache voudrait bien se faire plus petite que la grenouille.

mardi 10 novembre 2015

Octobre noir

Elle avait attendu des heures ce jour-là, accompagnée de son mari. Tout maladroit qu'il fut, il était son unique repère dans le labyrinthe qu'elle s'apprêtait à défier. Ils se parlaient à peine, échangeaient quelques mots vains au sujet du confort des fauteuils, de l'amertume du café et du retard convenu du chirurgien. Ils en souriaient encore à ce moment-là, s'offrant l'un l'autre de petites secondes d'insouciance, dans ce lieu qui rythmerait bientôt leur quotidien.

L'entretien avait duré une dizaine de minutes. Elle n'en avait que peu de souvenirs ; elle n'avait retenu que ces quelques mots qui fronçaient déjà ses sourcils depuis plusieurs semaines, depuis que son gynécologue l'avait regardée avec cet œil grave et sérieux qu'elle ne lui connaissait pas. Il avait tranquillement posé sur son bureau la radio qu'elle lui avait tendue trois minutes auparavant. Comme toujours, elle avait pigé tout de suite. Elle avait compris avant même qu'il pince sa lèvre inférieure, se donnant le courage d'énoncer doucement quelques mots crus, quelques mots flous. Des mots qui faisaient penser à la mort et à rien d'autre. Il avait ensuite passé toute une série de coups de fil pour qu'elle se rende à tout un tas de rendez-vous dès le lendemain. Des rendez-vous où l'on allait lui enfoncer des aiguilles aussi grosses que son bras, lui injecter des produits aux couleurs vives et l'installer dans d'énormes machines qui tournent autour d'elle dans des salles où la lumière n'existe pas. C'était tout un tas de rendez-vous avec tout un tas de personnes dont c'est le métier de lui expliquer ce qu'elle devait alors faire ou ne pas faire. C'était des personnes qui lui disaient que non, vraiment, Madame, ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer. Oui, parce qu'eux, en fait, ils faisaient ça tous les jours, le coup des aiguilles, des produits bizarres et des machines qui tournent et qui flashent toutes les parties de son corps. Des femmes comme elles, des femmes qui avaient peur, c'était leur routine.

Elle avait peur. Et pourtant, ce n'était pas vraiment à elle que ça arrivait. Non. Car elle était déjà une autre - une autre femme - et c'était tant mieux.

Il y a des mots que l'on a toujours entendus, des mots qui portent l'Angoisse en ce que l'on craint de les prononcer. Pendant un temps, ces mots là n'ont pas réellement d'écho, ils n'ont pas d'identité, ne sont pas tangibles. Ils choisissent eux-mêmes de se tenir à bonne distance, de se mettre en sommeil. Dilettantes, ils traversent les écrans, les salles d'attente, les lèvres des uns et des autres, sans jamais nous enrober pleinement de leur poison. Ils s’immiscent parfois dans de doux homonymes dont on s'amuse, alors utilisés pour désigner une somme de choses qui n'ont rien de comparables à leur profonde violence.

De ces mots là, on ne comprend le véritable sens que lorsqu'ils nous lacèrent le visage de leurs petites mains aux ongles sales. De ces mots là, on ne comprend la réelle intention que lorsque d'un coup de coude dans le thorax ils bloquent durablement tout inspiration, toute expiration.

Le chirurgien lui avait tout expliqué, lentement et avec beaucoup de tact comme tous les professionnels qu'elle avait rencontrés jusque-là. Il avait construit des phrases simples, de la même façon que l'on expliquerait à un enfant angoissé qu'il va devoir passer énormément de temps dans un endroit qu'il déteste. S'adressant aussi au mari, et pour les aider à comprendre, il avait esquissé les contours de sa poitrine sur sa tablette ; il en avait fait le plan, avec des traits, des croix, et des points. Son plan d'attaque, un champ de bataille.

Ce soir-là, plantée devant le miroir de la salle de bain, elle tenait au creux de ses paumes ses deux seins. Beaux, lourds, pleins. Elle appuyait de plus en plus fort, cherchant ce mal qui avait décidé d'y faire son nid, là, sous sa peau, près du cœur. Puis elle relâcha très lentement son étreinte, laissant ses bras retomber le long de son corps. Elle se mit à observer son reflet, sensuelle silhouette de la quarantenaire qu'elle était, imaginant ce qu'il resterait de sa féminité dans quelques heures, dans quelques mois. Elle tira doucement sur ses cheveux blonds, longs de toute une vie. Elle tira plus fort alors. Plus fort, mon amour. Simultanément, les doigts enroulés autour de sa gorge, elle serrait son cou d'une main d'artiste. La respiration coupée, la douleur dans sa tête semblait s’étouffer alors qu'elle écoutait attentivement le rythme des battements de son cœur entre ses tympans. Elle laissait ses ongles s'enfoncer dans sa peau et maintenait leur étau. Plus fort, mon amour, plus fort. 

- Maman ? T'es là ? T'es où ?

Cette voix.
Très vite, elle relâcha la pression sur son cou et verrouilla la porte de la salle de bain. Avec calme et détermination, elle saisit la paire de ciseaux posée sur le rebord du lavabo. Des mèches blondes tombèrent sur le carrelage, l'une après l'autre. Dans un silence fracassant.

mardi 27 octobre 2015

L'audace du larsen


Lili
Easy as a kiss we'll find an answer
Put all your fears back in the shade
Don't become a ghost without no colour
Cause you're the best paint life ever made


C'était sur ces mots-là que tout avait commencé.

Dans une salle de classe anonyme d'un lycée de banlieue, en plein automne rougi des jours qui se couchent tôt. Comme tous les soirs, elle attendait - avec toute l'angoisse que vous lui connaissez - que ce soit à son tour d'être mangée. Ça sentait la sueur sous les cheveux sales et la craie étalée sur les paumes. Oui, vous savez, ça sentait le vieux livre aux pages manquantes et, sur le sol, les tristes chutes grises des taille-crayons rouillés.

Elle parcourait ses petites fiches vertes et cartonnées, à l'écriture régulière et mélodieuse, sans en saisir la moindre ligne. Les fiches vertes, c'était pour les cours de maths. Dans moins d'une heure, on la retrouverait plantée là, bras ballants, le nez à quelques centimètres du tableau irrémédiablement noir et, dans sa nuque, le souffle mauvais d'un khôlleur désabusé. 

A l'autre bout de la salle, lui, comme souvent, cherchait de quoi s'occuper. Il s'approchait d'elle, avec sa dégaine de blond aux épaules trop larges. Il décida alors de s'asseoir tout près, la cuisse droite sur le bout de ses bottes à elle. "Tu devrais écouter ça." Et joignant le mouvement à la parole, il lui colla adroitement son gros casque sur les cheveux.

C'était dans ce geste-là que tout avait commencé.

Ils n'avaient pas tout à fait 20 ans quand ils commencèrent à gratter leurs cordes respectives. Au départ, c'était juste eux deux, une guitare, quelques samples, une boite à rythme et une voix. Sa voix à elle. Sa guitare à lui. Usés par des journées qu'ils ne connaîtront jamais plus éprouvantes que cette année-là, ils sauvaient ce qu'ils pouvaient encore sauver de leur talent qu'ils gardaient pour eux.

L'année suivante, ils étaient un de plus. La boite à rythme, c'était finalement mieux avec des baguettes au bout des biceps. Alors, timides grandes gueules, ils débarquèrent à la Casa Loco, comme trois cons, au milieu de ceux qui - eux - savent ce qu'ils font de leurs doigts. La petite salle aux murs capitonnés sentait la bière et la sueur. Malhabiles, hésitants, ils se mirent à jouer, des heures durant, s'échappant en milieu d'après-midi des traditionnels déjeuners dominicaux. Tout ça prenait forme au détour de soirées entre amis, lorsqu'ils construisaient ensemble ce dont ils avaient toujours nourri leurs oreilles affamées. Tout ça prenait forme quand ils goûtaient le bref silence qui suivait la dernière note de leur morceau et les yeux brillants du cercle fermé de leurs spectateurs.

Deux années passèrent. Ils s'agrandirent, ajoutant alors à leurs cordes celles de deux futurs mariés qu'ils n'imaginaient pas encore si beaux dans le ballet qu'ils conduiront quelques années plus tard aux bras de leurs papas. Les notes des deux unes et des trois autres commencèrent à s'accorder, maîtrisant les larsens qui avaient pourtant fait leur intime renommée. Et tout à coup, la magie opérait ; les regards se relevaient et balayaient ceux des autres. Les sourires se dessinaient alors dans une douce surprise, s'efforçant de rester concentrés, dans l'espoir de ne jamais briser cette audacieuse harmonie qu'ils avaient mis tant de force à bâtir.

Les années firent leur dur travail et séparèrent les chemins sans toutefois en effacer les liens, ces petits cailloux semés dans l'attente de se retrouver plus tard. Aujourd'hui, ensemble, rouillés et anonymes, ils soulevaient leurs verres, comme un salut à la foule qu'ils n'avaient pas eu l'audace et l'arrogance d'imaginer à leur fenêtre.